Laurent Vidal (dir.), Capitales revees, capitales abandonnees. Considerations sur la mobilite des capitales dans les Ameriques (XVIIe-XXe siecle).
Shelekpayev, Nari
Laurent Vidal (dir.), Capitales revees, capitales abandonnees.
Considerations sur la mobilite des capitales dans les Ameriques
(XVIIe-XXe siecle) (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2014), 288
p.
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La construction, la transformation et le deplacement des villes
capitales postcoloniales ont ete incontestablement l'un des
phenomenes les plus communs mais aussi les moins etudies par
l'histoire urbaine. Cet ouvrage collectif sous la direction de
Laurent Vidal represente une contribution importante a ce sujet, en plus
d'etre un des rares ouvrages consacres aux villescapitales publies
entierement en francais.
En effet, de longue date, l'accent a ete mis sur
l'analyse des plans et de l'architecture (Vale, 1992; Sonne,
2003; Gordon, 2006), la prise de decision sur la nomination ou la
selection du site (Knight, 1991 ; Braga, 2010), ou encore les
representations des nationalismes etatiques (Monnet, 1993; Daum et
Mauch, 2005) dans les villes capitales. Dans son ouvrage De Nova Lisboa
a Brasilia : l'invention d'une capitale (2002), Vidal lui-meme
a propose une approche singuliere, qui consistait a examiner la
conception et la construction de Brasilia en tant que processus long
refletant les utopies et les projets de developpement des elites
bresiliennes. Sept ans plus tard, dans Les larmes de Rio, l'auteur
a explore l'autre cote de la medaille, c'est-a-dire le moment
oU Rio a cesse d'etre capitale et la grande emotion provoquee par
ce changement chez ses habitants. Voici finalement un ouvrage qui
propose, a travers une approche regionale, d'explorer a la fois le
deplacement (ou la creation d'une nouvelle << capitalite
>>) et l'abandon (desacralisation d'un vieil espace du
pouvoir) des villes capitales postcoloniales. A un moment donne
l'histoire d'une ville capitale se complexifie et cesse de se
derouler dans un meme lieu ; un rapport entre les deux espaces de
pouvoir se cree. L'ouvrage est une occasion de repenser plus
globalement la grammaire des villes capitales et leur role en tant
qu'acteur historique.
Le livre, qui comprend treize chapitres, est divise en deux
parties. La premiere est dediee aux deplacements a l'interieur du
Bresil (XVIIe-XXe siecles). La deuxieme traite de cas de mobilite en
Amerique du Nord, a l'exception d'un texte de G. Martiniere
portant sur Sao Luis, avant-poste d'une colonie francaise disparue
au Bresil. L'Amerique centrale est abordee dans un chapitre
d'E. Cunin sur le Belmopan, nouvelle capitale de Belize depuis
1970. Meme si les sources et l'historiographie mobilisees par les
auteurs sont tres variees, quelques caracteristiques de l'emergence
et de la decadence des villes capitales examinees sont similaires.
L'emergence est souvent liee aux activites des hommes d'Etat
pour lesquels l'energie d'un transfert devient tout a la fois
le symbole et le tremplin vers le pouvoir. De ce point de vue, la ville
capitale est un lieu de pouvoir etatique mais aussi personnel qui se
reinvente perpetuellement; les chapitres de M.-F. Bicalho et de G.
Silverio Gandara montrent a quel point il est difficile de separer les
deux. L'etablissement d'une capitale peut aussi etre fortement
marque par des facteurs geographiques et geopolitiques. Le texte de A.
Torrao Filho sur la concurrence entre Sao-Vicente et Sao-Paolo et celui
de T. Villerbu sur l'instabilite des centres administratifs dans
l'Ouest americain au XIXe siecle montrent que la recherche
d'une meilleure centralite a ete une consideration primordiale pour
les elites bresiliennes et americaines. Qu'en est-il pour les
facteurs sociaux et culturels? L. Juliao a demontre comment les mythes
et les discours sur la modernite ont ete instrumentalises afin de
legitimer le deplacement de la ville capitale d'Ouro Preto a
Belo-Plorizonte au Bresil a la fin du XIXe siecle. Dans la meme veine,
les contributions de A. M. Vaz de Oliveira et de M. I. de Jesus
Chrysostomo suggerent qu'il y a toujours un projet social et
intellectuel derriere le deplacement et que les residants des capitales
abandonnees passent, tout comme ceux de leurs homologues nouvellement
creees, a travers certaines phases : deni et colere, indifference et
desir d'un retour, puis enfin acceptation et reinvention
identitaire. D'oU l'hypothese qu'il n'existe pas
vraiment de villes-capitales from scratch et que les ruptures
psychologiques sont aussi importantes a analyser que les ruptures
spatiales puisqu'un deplacement semble creer une temporalite
differente pour les deux espaces.
L'ouvrage comporte quelques imperfections mineures. Au niveau
de la forme, il s'agit d'erreurs de frappe (p. 126, p. 157) et
d'orthographe de mots etrangers (p. 10, p. 19). L'ouvrage
aurait profite de l'ajout de cartes dans certains chapitres, car
l'objet de l'investigation est lie a la geographie historique.
Sur le fond, outre une imprecision historique (p. 211), le defaut le
plus considerable de l'ouvrage est que les auteurs et leurs
approches ne dialoguent pas. Les epoques et les espaces, mais aussi la
methodologie et les questionnements de chaque chapitre sont trop amples
pour que l'ouvrage soit vraiment percu comme un tout coherent. Ce
genre de probleme est inevitable pour la plupart des volumes collectifs,
mais une autre strategie editoriale (une introduction presentant plus
soigneusement chaque chapitre, ou une conclusion plus developpee?)
aurait permis de contourner ce manque d'unite. Les analyses
proposees dans ce livre demontrent qu'ii n'existe pas de
scenario de developpement unique ni pour les capitales nouvellement
concues, ni pour les capitales abandonnees. Oeiras et Vandalia sont
tombees dans l'oubli, tandis que New York et Salvador ont garde
leur importance meme apres leur divorce avec l'Etat. Quelles
seraient alors les conditions qui permettraient aux ex-capitales de
conserver leur prestige? A quel point ces conditions sont
generalisables? En quoi la << capitalite >> regionale
est-elle differente de la << capitalite >> nationale et
federale? Finalement, quelle approche serait la plus pertinente pour
verifier si une ville capitale (tant revee qu'abandonnee) est en
mesure de produire le pouvoir, en tant qu'acteur autonome, ou si
elle ne fait que representer ou transmettre le pouvoir etatique? Tous
ces questionnements, quoiqu'evoques par certains auteurs,
n'ont cependant pas conduit a la synthese nuancee attendue par le
lecteur.
Pourtant l'interet de l'ouvrage est incontestable. Dans
le passe, l'histoire des villes capitales etait majoritairement
celle des succes, des triomphes difficiles mais reussis du modernisme et
du progres. Ce recueil rappelle que cette histoire est egalement celle
de l'oubli, de l'amertume et d'une deception et que sans
considerer les perdants on ne peut pas saisir la beaute et la complexite
de l'histoire des villes capitales. Malgre l'amer constat de
l'editeur qu'<< en histoire, comme dans les sciences
sociales, aucun domaine d'etude n'est consacre a
l'analyse specifique des villes-capitales >>, la production
de ce livre temoigne a tout le moins de l'interet qu'elles
suscitent chez les historiens. Cela devrait nous rendre optimistes.
Nari Shelekpayev
Candidat au doctorat en histoire
Universite de Montreal