Anne Beroujon, Peuple et pauvres des villes dans la France moderne. De la Renaissance a la Revolution.
Bertrand, Danny
Anne Beroujon, Peuple et pauvres des villes dans la France moderne.
De la Renaissance a la Revolution (Paris: Armand Colin, 2014), 334 p.
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Avec cet ouvrage, Anne Beroujon nous propose une synthese des
connaissances sur le peuple de la France d'Anclen Regime, un sujet
jouissant d'une riche historiographie. Cette synthese
s'inscrit dans la foulee des grandes etudes de Daniel Roche,
Arlette Farge, Jean Delumeau, Jean Nicolas et Natalie Zemon Davis. En
puisant dans les analyses de ces piliers de l'historiographie
francaise, Beroujon cherche a rendre compte du peuple dans toute sa
complexite. L'ouvrage ne constitue donc pas une etude approfondie
mobilisant un vaste corpus de sources et il s'adresse de toute
evidence au grand public.
Dans le premier chapitre, l'auteure s'attarde a delimiter
son objet d'etude en fournissant une definition sociologique tres
riche de ce peuple urbain qu'elle rend saisissable par une approche
a la fois qualitative et quantitative. Il en ressort un peuple qui,
malgre la permeabilite des frontieres sociales qui le distinguaient des
elites, representait la majorite des habitants des villes d'Ancien
Regime et qui se caracterisait entre autres par sa mobilite. Le deuxieme
chapitre porte sur le peuple au travail, activite qui le definissait en
termes identitaires et qui produisait une cohesion sociale. Beroujon
illustre comment le travail est devenu le principal moyen d'obtenir
une dignite et une honorabilite. Elle met l'accent sur les
possibilites offertes au peuple, que ce soit dans le cadre d'une
corporation de metier ou d'un emploi de domestique par exemple.
Elle rend bien compte des hierarchies complexes qui depassaient la
classification sociale habituelle.
La vie du peuple au quotidien est ensuite abordee par une analyse
des pratiques et des comportements, que ce soit en termes
d'habitation, d'alimentation ou de consommation. Elle demontre
qu'une serie de changements a entraine une degradation du niveau de
vie du peuple qui l'a eloigne davantage des elites. Inversement,
les transformations dans les manieres de consommer le rapprochaient de
ces elites. Ce rapprochement est notamment perceptible dans
l'evolution du rapport a l'objet. Le peuple affirmait ainsi
son urbanite et son integration a la ville, ce qui a entraine une
reaction des elites. Le quatrieme chapitre, le plus interessant a notre
avis, porte sur l'aspect culturel. Rejetant la mise en place
d'une culture populaire distincte et commune a l'ensemble du
peuple, Beroujon decrit un processus de mise a distance de pratiques
jugees populaires par les elites, qui etaient devenues soucieuses de
marquer leur position sociale en se forgeant leur propre culture, celle
de l'honnete homme. Les rituels publics, les differents modes de
consommation culturelle et les comportements religieux ont tous ete
remodeles au cours de la periode. L'auteure demontre avec brio
l'elaboration de cette << nouvelle orthodoxie culturelle
>> qui s'est realisee par l'invention du <<
populaire >> (p. 231), suivie d'une disqualification et
d'une mise a distance Intellectuelle et physique par les elites.
Les deux derniers chapitres traitent de l'aspect politique.
L'auteure soutient que le peuple avait un pouvoir d'action
meme s'il avait ete exclu des spheres du pouvoir. Ce pouvoir
s'exprimait par son organisation en compagnonnage et par sa
capacite emeutiere. Beroujon indique que le peuple n'a jamais perdu
cette propension a la revolte, qui representait son avenue politique la
plus efficace. Selon elle, les acquis de ces deux types
d'experiences ont permis aux peuples des villes d'entrer dans
la Revolution, qui a incarne la veritable << irruption du peuple
sur la scene politique >> (p. 279). Ce serait grace aux evenements
de 1789 que le peuple serait devenu << un etre politique >>,
<< une force agissante >> (p. 281) et qu'il aurait
influence d'une maniere considerable, pour la premiere fois, les
decisions politiques. Si l'auteure prend le soin de bien nuancer
son degre d'implication, elle reussit a demontrer que le peuple a
bel et bien acquis une force politique inedite et qu'il prend, au
moins pour un temps, sa place dans l'arene politique. Cette
politisation progressive en est venue a impregner son quotidien et a
modifier ses pratiques.
L'ouvrage offre ainsi un portrait detaille et satisfaisant de
ce peuple des villes, malgre les defis poses par les sources. Pour
combler les vides crees par des lacunes documentaires et afin
d'assurer une certaine representativite a la fois geographique et
temporelle, l'ouvrage ne porte pas sur une ville en particulier,
mais sur un vaste nombre d'exemples urbains que l'auteure
utilise en fonction des ouvrages qu'elle mobilise. Cependant, dans
la mesure oU II s'agit d'une synthese, l'ouvrage ne
traite que trop peu des enjeux lies aux sources, se contentant de faire
de courtes mentions eparses. A ce titre, le chercheur reste sur sa faim,
d'autant plus qu'il semble y avoir parfois un manque
d'information precise sur les sources utilisees. En effet,
l'auteure et l'editeur ont opte pour un systeme de reference
particulierement etrange qui entraine un manque de coherence et
d'intelligibilite. Il s'agit d'un systeme qui mele deux
modes de reference aux sources et aux etudes, soit les notes de fin de
document et les notes entre parentheses, dont le contenu fluctue tout au
long de l'ouvrage en fonction des elements qui sont mentionnes dans
le texte. La variabilite du contenu des references et, dans certains
cas, l'absence de references precises pour des elements cites dans
le texte sont deplorables et genent la lecture, ce qui apparait etonnant
pour un ouvrage dont l'ambition est selon toute vraisemblance de
depasser les cercles academiques.
Ceci etant dit, Beroujon s'est fait un devoir d'etre
nuancee et prudente a travers les multiples aspects abordes. Plusieurs
questions epineuses y sont abordees, comme le debat sur la culture
populaire, le processus de dechristianisation au XVIIIe siecle, la
permanence de la violence en milieu urbain et le suppose declin des
emeutes et des revoltes populaires. Les positions antagonistes sont
presentees clairement et l'auteure justifie bien ses prises de
position, d'autant qu'elle penche generalement pour des points
de vue admis dans l'historiographie recente. Sur la desacralisation
de la monarchie au XVIIIe siecle, elle indique par exemple qu'il y
eut une certaine erosion ideologique a cet egard, une position mediane
par rapport aux points de vue tranches de Robert Darnton ou de Jens Ivo
Engels. L'auteure met egalement en valeur des notions phares
provenant des nouveaux developpements historiographiques. Elle utilise
par exemple les concepts de frontieres, d'espaces, de dynamiques et
d'acteurs en mouvement. Elle fait etat de rapports plus nuances
entre villes et campagnes et elle considere souvent le role et la place
des femmes. Cette sensibilite, omnipresente tout au long de
l'ouvrage, procure un equilibre aux propos de Beroujon, ce qui
contribue a la qualite generale de cette synthese qui interessera sans
doute un public elargi.
Danny Bertrand
Candidat au doctorat en histoire
Universite d'Ottawa